lundi 30 juillet 2018

L'orage




Comme il y a des moments de folie dans le monde des sages, il y a des moments de sagesse dans le monde des fous. Si Zoubida est sage, elle vit aujourd’hui ses moments de folie. Et si elle est folle, elle vit aujourd’hui ses moments de sagesse. L’essentiel, zoubida d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier.

Parfois un simple incident, une rencontre hasardeuse peuvent être la cause d’un grand tournant dans notre existence. Il suffit d’échapper à la monotonie et se soustraire à l’habitude pour découvrir d’autres sentiers qui nous mèneraient vers d’autres contrées ; des endroits ailleurs ou en nous-mêmes ; couverts par une brume où se mêlent notre ignorance et notre indifférence. Il suffit parfois de nous tromper de rue et toute notre vie se bouleverse. C’est le cas de zoubida ce jour.

Elle ne pense plus, aujourd’hui, à ses lettres bien enfouies dans son précieux coffre, car ce qui l’occupe s’était ancré en elle bien avant qu’elle commence à écrire. Elle ne ressent plus les douleurs de ses blessures suite à sa chute de l’autre nuit. Et pourtant, il y a quelque temps, elles lui faisaient si mal ; elle craignait qu’elles ne se cicatrisent pas vite, étant ravivées par celles laissées par les griffes de Kabouya, ce chat qu’elle a toujours adoré ; rien d’étonnant, les plus douloureuses des blessures viennent de ceux que nous aimons le plus. 

Elle ne pense plus à la tentative de vol dont elle a été victime ces derniers jours ni aux cauchemars qu’elle vivait presque chaque nuit. Et la mort tragique de Hamoud, qu’elle aima elle ne sait comment, a marqué la fin d’une période sur laquelle elle aurait passé l’éponge si le passé s’effaçait.  

Aujourd’hui, une autre plaie s’est ouverte en elle. Rouverte. Ravivée. Elle n’avait jamais cru qu’elle le reverrait un jour ; surtout ici, dans cette grande ville regorgeant d’anonymes. Elle l’a vu ce matin ; non loin de chez elle, là-bas en face dans le jardin, assis sur un banc, il tendait la main aux passants. Elle l’a même touché en lui donnant un billet de deux cents dinars. Elle a caressé un moment la main qui lui fut autrefois interdite. En empoignant le billet, il leva les yeux et commença à prier. Aucune prière n’égalerait pour Zoubida la douceur de ce regard redécouvert par hasard. Il ne la reconnut pas. Elle ne lui reprocha rien, car cela fait bien un demi-siècle qu’ils ne se sont pas revus. Et même avant ils se voyaient rarement, les rencontres entre filles et garçons, après l’âge de la puberté, étant interdites dans leur village. En ces temps, les yeux parlaient pour dénoncer les interdits, mais aussi pour déclarer les passions.

Dans le brouhaha de la rue, elle reconnut sa voix. Il y avait encore cette résonance juvénile ; comme si on l’appelait de là bas, de son passé, de son adolescence. Elle revint sur ses pas, le dévisagea, redécouvrit Bakri, pas un brin de doute ne demeura en elle. Sa solitude, surprise, comme jalouse, craignant une rivalité certaine, la tirait du bras pour l’éloigner de lui. Elle s’en éloigna. Elle avait besoin d’un moment de répit. Elle rentra vite à la maison en oubliant même d’acheter le thon pour Kabouya. Elle devait attendre Boualem pour le charger de la commission.

Zoubida se plante à sa fenêtre. Il est encore là, tendant la main pour nourrir son ventre. Une main qu’il ne tendait autrefois que pour l’étreindre et alimenter son cœur. Elle ne veut maintenant ni perdre de vue Bakri ni trop s’approcher de lui ; une situation paradoxale. Elle n’arrive pas à se faire comprendre. A se comprendre. 

C’est avec lui qu’elle fugua toute jeune. Tout le village fut lâché à leurs trousses, il fut rattrapé et elle s’en échappa. Définitivement. Elle se jeta alors dans les bras du Destin qui la malmena un temps, puis vint un moment ou elle fut délivrée, elle ne sait comment, de son errance. A partir de ce jour, elle commença à croire fermement à la chance. Elle vit actuellement dans l’aisance grâce à sa bonne pension et ses économies accumulées au cours de sa longue vie professionnelle.

Enfin, voilà quelqu’un qui donne l’aumône à Bakri. Le jardin d’en face commence à se vider, elle le distingue en ce moment, elle entrevoit même les traits de son visage, mais ceux d’autrefois. Elle les imagine. Elle se demande comment cet homme qu’elle avait tant aimé est devenu mendiant ; pourtant il avait toutes les qualités pour réussir. Il a su autrefois acquérir son cœur pas à pas… Mais ce monde n’est pas juste sinon il serait un paradis. 
Voilà une femme qui donne l’aumône à Bakri. Zoubida refoule difficilement un sentiment de jalousie en voyant de loin, ou en croyant voir, la main de la bienfaitrice frôler celle du mendiant. 

Miaou ! Le chat réclame son repas, comme s’il avait pressenti la présence de Boualem devant la porte. Ça sonne ! Zoubida ouvre :
– Ah c’est toi Boualem, je t’attendais !
– Tu as besoin de moi, demande-t-il, l’air inquiet ?
– Je vois que tu ne vas pas bien.
– Non, non, je vais bien…
– Tu vas acheter du thon pour Kabouya puis…
– Quoi ?
– Tu vois ce mendiant, là-bas ? Tu vas lui donner cette nourriture.
     
Boualem ressort, intrigué par le changement subit du comportement de Zoubida. Il se demande d’où lui vient soudainement cette générosité. Il doute même qu’elle joue la comédie pour l’apitoyer et lui tirer la langue, le faire parler du vol de l’autre jour. Le soupçonne-t-elle ? Il ne sait que répondre.

Après avoir acheté le thon, il arrive maintenant à proximité de Bakri ; pose devant lui le sac de nourriture. 
– O ! merci, mon fils !
– Il faut manger vite, j’attends ici pour reprendre les assiettes.
– Oui mon fils, je ne vais pas te retenir longtemps, j’ai une faim de loup, répond le mendiant en étalant devant lui un morceau de carton.

Boualem meuble son temps en contemplant les passants. Chahra, flamboyante ; l’allure ferme, la poitrine élancée, le regard figé sur un rêve ; surgît de l’autre côté du jardin public. Il se détourne, se dissimule ; il n’accepte pas qu’elle le trouve en une si mauvaise posture. Il entend ses pas s’approcher, s’approcher, son parfum l’envahit. Elle passe, le soulage. Il croit même voir un œil du mendiant se détacher et la suivre. Non, ce n’est qu’une illusion ; le vieil homme ne semble croire à aucun espoir ; il s’occupe plus de son ventre que de son cœur… 
– Tiens ! mon fils, voici les assiettes ! Merci !
Puis, il enchaîne :
– Vous n’avez pas une ancienne couverture à la maison ?
– Pourquoi faire ?
–Je vais passer la nuit ici, au jardin, et il fait froid…
– Je vais voir Zoubida, dit Boualem en s’éloignant en courant.
– Zoubida ! Zoubida ! se répète le mendiant en soupirant ; pourquoi, mon enfant, éveilles-tu mes souvenirs ?

Kabouya miaule ! Zoubida court la porte, Boualem est là.
– Donne le thon ! Ma chère bête crève de faim !
– Il a besoin d’une couverture.
– Qui ? Le chat ?
– Non, le mendiant ; il passera la nuit dans le jardin.
La vieille femme demeura un moment pensive puis lui demanda :
– C’est toi qui lui as suggéré ça ?
– Non ! Non !
– Bon ! La monnaie, tu l’as gardée, hein ?
– Comme d’habitude, dit Boualem en souriant ; mes amis m’attendent, je dois partir…
Au moment où il allait sortir, elle l’interpelle d’une voix inhabituelle :
– Tiens ! Donne-lui cette couverture.

La nuit arrive ! Zoubida se remet à la fenêtre. Elle n’a rien préparé pour le dîner. Elle n’a pas faim. Elle regarde de loin les ténèbres envahir Bakri, faisant de lui une masse sombre et sans contours. Parfois, il se confond au feuillage du jardin. Et parfois, l’éclair qui annonce un proche orage l’illumine. Quand elle baisse les yeux, c’est en elle que se poursuit la contemplation. Elle est ici seule dans le chaud, il est là-bas seul dans le froid ! Ils voulaient de tout cœur s’unir quand ils avaient tout l’avenir devant eux ! Pourquoi ce désir ne se fait-il plus ressentir au moment où le risque de tout perdre n’est plus à courir ? Ils sont déjà perdus. Ce désir ne se fait plus ressentir ? Zoubida doute, son cœur insensible depuis longtemps se révolte. Elle sourit en fixant les nuages. « Si nous n’avions pas eu la chance de commencer notre vie ensemble, pourquoi ne pas la finir ensemble ? »

Elle ne sait pas pourquoi elle a peur aujourd’hui ; elle qui a toujours su trancher. La vie lui a tout appris ; elle devine les intentions des gens et leur crache sa franchise à la figure. Elle est restée seule, mais libre. Elle ne sait pas pourquoi elle est gagnée maintenant par cette impuissance de décider ; doit-elle rassembler les débris de son ami d’enfance dont la vie se brise là-bas, dans la nuit ? Elle semble craindre la révolte de sa Solitude et la perte de sa liberté.

Elle se retourne. Elle a senti comme si une main s’était posée sur son épaule. Et c’est en fermant les yeux qu’elle le voit. Bakri la tirait à lui dans leur refuge, la main de l’adolescent tenait la sienne, il lui demandait de retenir sa respiration pour ne pas attirer les chiens des gens qui les cherchaient. Mais les chiens vinrent ; il les détourna, se sacrifia pour la sauver…
L’obscurité s’intensifie, pénètre dans le jardin, se case partout, se répand sur les allées, enveloppe les troncs d’arbres, se faufile dans les feuillages, se moquant du faible éclairage des réverbères aveuglés par la poussière. Il commence à tonner au loin, Zoubida regarde la silhouette de Bakri se déplacer tel un fantôme sous la lueur de l’éclair, afin de chercher comme autrefois un refuge, mais pour s’abriter cette fois de la pluie et du froid. « Et pourquoi ne pas l’abriter en le considérant comme étranger ? » se demande-t-elle ?

Sa Solitude se tait comme apitoyée par un cœur qui n’a pas aussi bellement palpité depuis si longtemps, qui semble fredonner une étrange chanson et parler un curieux langage : Si les corps sont finis les âmes n’ont pas d’âge.  
Zoubida aménage un lit au garage, une solution sage qui semble satisfaire tout en elle, et court pour amener Bakri avant que n’éclate l’orage. 

                                                                                      Par Bachirrr

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