Elle ouvre la porte. Le vieux couple ne lui est pas inconnu. Ce sont les parents de Samir.
— Bienvenue ! Entrez !
Elle les invite à prendre place dans la vaste salle. Elle n’a pas nettoyé et embelli la pièce ce matin comme d’habitude ; une dispute matinale avec sa mère l’avait bouleversée. Sabrina commençait à se lasser des reproches répétés de ses parents ; le ténébreux avenir ne paraissait guère prêt à laisser passer la lueur d’un fanal qui orienterait sa barque en perdition, poussée par des vents indécis. Voilà une lumière !
Elle prie Dieu alors pour que les hôtes ne constatent pas le désordre dans la maison. Ils ne sont pas n’importe qui… Elle court à la cuisine, alerte sa mère qui, devinant l’objet de cette visite, appelle son petit garçon, lui ordonne d’aller retrouver le père au café du coin et passer par la même occasion au marché acheter ce qu’il faut en de telles circonstances.
La jeune fille s’affaire dans la cuisine, sa mère rejoint les hôtes. Sabrina arrive à peine à serrer les cordons de son tablier, elle a un peu grossi ces derniers jours… L’effet brusque de la joie l’a déboussolée. Une joie qui vient ressusciter son espoir et la tirer du traquenard dans lequel elle croyait être prise. Elle doit maintenant préparer un bon thé, leur montrer ce qu’elle sait faire pour leur plaire et les convaincre à approuver le choix de leur fils. Elle se met alors à l’œuvre, mais ne peut cependant s’y consacrer toute entière. Elle s’arrête de temps en temps pour suivre jusqu’au bout le fil d’une idée, se laisser transporter par un rêve, vivre entièrement un phantasme. Elle est pressée de sortir et aller cracher la nouvelle à la figure de celles qui tentaient de les séparer. C’est drôle ! Même ses amies intimes lui suggéraient de s’éloigner de Samir. Quelle hypocrisie ! Et bête qu’elle était, elle ne savait pas que c’était la jalousie qui les dressait, obstacle presque infranchissable, sur le chemin de son bonheur ; heureusement, son cœur, obstiné, regorgeant d’amour, s’était élancé au-delà de toutes les barrières…
Elle entend son père entrer puis saluer ses hôtes. Un silence ! Un silence gênant ! Ça y est ! Ils commencent à parler. Ils ne vont certainement pas entamer le sujet tout de suite, les choses sérieuses se discutent ordinairement autour du thé, ainsi chacun aura l’occasion d’en siroter une gorgée lorsqu’il manquera de verbe. Elle doit donc se hâter pour précipiter la venue de ce moment-là. Elle compte beaucoup sur sa mère pour bien mener les débats, elle est la seule de tous ses proches à être au courant de sa relation avec Samir. Pas tout à fait au courant… Sa mère a confiance en elle, mais cela ne l’a jamais empêché de lui conseiller la prudence, l’honneur de la famille étant entre… ses mains. Elle n’a pas su préserver cet honneur protégé par une mince substance qui ne résiste guère aux chaleurs de la saison des amours. Mais tout va s’arranger et donner un autre sens à l’effet produit par son imprudence. Pauvre maman ! Si elle savait, elle l’aurait enfermée éternellement à la maison ; Sabrina lui avouera tout un jour, juste après le mariage. Elle se plaira à lui annoncer, d’un ton enjoué, qu’elle n’était pas la seule personne qui admirait tant le grain de beauté qui se situe sur le haut, le plus haut de sa jambe…
Son petit frère arrive, haletant, lui remet le paquet. Elle l’ouvre, en tire le grand gâteau, le découpe et le dépose soigneusement sur un brillant plat en inox. Et pour se débarrasser de l’enfant qui altère parfois ses rêveries, elle lui en offre un bon morceau.
— Tu ne m’as jamais donné un aussi gros morceau, remarque-t-il en rigolant.
Elle répond :
— Aujourd’hui c’est la fête.
Il ne l’a même pas entendue, il avait déjà quitté la cuisine pour aller rejoindre au-dehors son monde d’enfants. Oui, aujourd’hui c’est la fête ! Elle ne s’attendait pas à ce que Samir envoie les siens demander sa main, surtout après leur dernière querelle ; il a certainement compris que seul le mariage mettrait fin à leur folle aventure. Il était si énervé l’autre jour, il avait remarqué qu’elle commençait à perdre confiance en lui. « Il avait raison de s’emporter et j’avais tort de me comporter d’une manière aussi blessante, je lui dois des excuses ». Voilà ! Il a envoyé ses parents… c’est donc ça ! C’est donc ça la surprise dont il lui parlait souvent. Mais c’est donc ça !
Le thé est prêt à servir. Elle court à sa chambre, enfile rapidement sa plus belle robe, se dirige ensuite vers la salle de bain, se plante devant le miroir ; un coup de peigne, une retouche par-ci, une retouche par-là, elle se sourit dans le miroir en y mettant un peu de la pudeur d’une jeune fille qu’on lui dit sincèrement, et pour la première fois, combien elle était belle.
Elle entre silencieusement dans la grande salle, dépose le plat sur la table. Elle sent les yeux des présents se lever, suivre ses mouvements, parcourir de haut en bas son corps. Elle finit de servir le thé, se redresse, demeure immobile un moment, le temps de se faire… évaluer. Elle quitte la pièce avant que ne la trahisse la rougeur qui commence déjà à lui envahir le visage.
Sabrina ne retourne pas à la cuisine ; elle se cache derrière la porte pour tout écouter. Aucun mot de la discussion ne doit lui échapper. Il s’agit de son avenir. Son destin est là, entre les mains de ces gens et ses parents.
— Vous avez une fille élégante, commence la mère de Samir
Sabrina n’entend pas ses parents répondre. La femme enchaîne :
— Elle venait souvent chez nous en compagnie de mon fils, ils sont de très bons copains.
— Quoi ? Elle venait chez vous en compagnie de votre fils ? s’étonne Rabah, le père de Sabrina, dissimulant mal sa colère.
Mais sa femme intervient en lui pressant discrètement la main et, d’un ton autoritaire, le calme :
— C’est son collègue, il ne faut pas concevoir les choses avec la mentalité de notre génération ; maintenant tout diffère ; les gens se rencontrent, se connaissent, avant de passer aux choses sérieuses ; la preuve : les parents de Samir sont ici !
— Et nous ne serions pas ici si notre garçon n’avait pas insisté, ajoute l’autre femme.
Un silence. Une sorte d’embarras. La mère de Sabrina intervient :
— Ma fille me parle souvent de votre petite famille, elle vous trouve bien sympathiques.
— Nous aimons, nous aussi, Sabrina ; surtout Samir, il a exigé qu’elle soit parmi nous le quinze de ce mois.
— Mais c’est trop tôt ! s’exclame la mère en essayant de cacher sa joie, vous ne trouvez pas que vous avez un peu précipité les choses.
— Pas du tout ! Nous avons tout préparé !
Rabah, toujours nerveux, intervient :
— Et c’est maintenant, deux semaines seulement avant le mariage, que vous pensez à notre consentement ?
Le père de Samir, quelque peu choqué par ces derniers propos, réagit avec un air désolé :
— Ne me dites pas que vous allez priver votre fille d’assister à la cérémonie du mariage de Samir, notre enfant insiste pour qu’elle fasse partie des invités d’honneur…
Et il ajoute, cette fois avec un sourire :
— Et ça sera aussi l’occasion pour nous de lui présenter notre belle-fille !
Tout le monde quitte la salle. Les visages trahissent une certaine gêne passée sous silence. Rabah et sa femme attendent que partent les hôtes pour cracher leur révolte. Le père se retournera contre sa femme ; sa femme contre sa fille ; la fille contre elle-même.
Sabrina regagne la cuisine en murmurant : « c’est donc ça la surprise ! » Elle s’empare du couteau dont elle s’était servi peu auparavant pour découper le délicieux gâteau, le contemple, pense au châtiment que lui réservent ses parents, aux moqueries des gens de son entourage, à l’impossibilité de croire encore à l’amour… sa vie lui semble plus facile à défaire qu’à refaire. Elle lève le couteau et vise son cœur, un mouvement se produit à l’intérieur de son ventre… et le bébé bouge comme pour crier son innocence. Elle renonce. Elle vivra pour cet enfant, c’est une carte à jouer qui lui reste dans cette vie où le bluff paie… semble payer.
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