lundi 30 juillet 2018

L'orage




Comme il y a des moments de folie dans le monde des sages, il y a des moments de sagesse dans le monde des fous. Si Zoubida est sage, elle vit aujourd’hui ses moments de folie. Et si elle est folle, elle vit aujourd’hui ses moments de sagesse. L’essentiel, zoubida d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier.

Parfois un simple incident, une rencontre hasardeuse peuvent être la cause d’un grand tournant dans notre existence. Il suffit d’échapper à la monotonie et se soustraire à l’habitude pour découvrir d’autres sentiers qui nous mèneraient vers d’autres contrées ; des endroits ailleurs ou en nous-mêmes ; couverts par une brume où se mêlent notre ignorance et notre indifférence. Il suffit parfois de nous tromper de rue et toute notre vie se bouleverse. C’est le cas de zoubida ce jour.

Elle ne pense plus, aujourd’hui, à ses lettres bien enfouies dans son précieux coffre, car ce qui l’occupe s’était ancré en elle bien avant qu’elle commence à écrire. Elle ne ressent plus les douleurs de ses blessures suite à sa chute de l’autre nuit. Et pourtant, il y a quelque temps, elles lui faisaient si mal ; elle craignait qu’elles ne se cicatrisent pas vite, étant ravivées par celles laissées par les griffes de Kabouya, ce chat qu’elle a toujours adoré ; rien d’étonnant, les plus douloureuses des blessures viennent de ceux que nous aimons le plus. 

Elle ne pense plus à la tentative de vol dont elle a été victime ces derniers jours ni aux cauchemars qu’elle vivait presque chaque nuit. Et la mort tragique de Hamoud, qu’elle aima elle ne sait comment, a marqué la fin d’une période sur laquelle elle aurait passé l’éponge si le passé s’effaçait.  

Aujourd’hui, une autre plaie s’est ouverte en elle. Rouverte. Ravivée. Elle n’avait jamais cru qu’elle le reverrait un jour ; surtout ici, dans cette grande ville regorgeant d’anonymes. Elle l’a vu ce matin ; non loin de chez elle, là-bas en face dans le jardin, assis sur un banc, il tendait la main aux passants. Elle l’a même touché en lui donnant un billet de deux cents dinars. Elle a caressé un moment la main qui lui fut autrefois interdite. En empoignant le billet, il leva les yeux et commença à prier. Aucune prière n’égalerait pour Zoubida la douceur de ce regard redécouvert par hasard. Il ne la reconnut pas. Elle ne lui reprocha rien, car cela fait bien un demi-siècle qu’ils ne se sont pas revus. Et même avant ils se voyaient rarement, les rencontres entre filles et garçons, après l’âge de la puberté, étant interdites dans leur village. En ces temps, les yeux parlaient pour dénoncer les interdits, mais aussi pour déclarer les passions.

Dans le brouhaha de la rue, elle reconnut sa voix. Il y avait encore cette résonance juvénile ; comme si on l’appelait de là bas, de son passé, de son adolescence. Elle revint sur ses pas, le dévisagea, redécouvrit Bakri, pas un brin de doute ne demeura en elle. Sa solitude, surprise, comme jalouse, craignant une rivalité certaine, la tirait du bras pour l’éloigner de lui. Elle s’en éloigna. Elle avait besoin d’un moment de répit. Elle rentra vite à la maison en oubliant même d’acheter le thon pour Kabouya. Elle devait attendre Boualem pour le charger de la commission.

Zoubida se plante à sa fenêtre. Il est encore là, tendant la main pour nourrir son ventre. Une main qu’il ne tendait autrefois que pour l’étreindre et alimenter son cœur. Elle ne veut maintenant ni perdre de vue Bakri ni trop s’approcher de lui ; une situation paradoxale. Elle n’arrive pas à se faire comprendre. A se comprendre. 

C’est avec lui qu’elle fugua toute jeune. Tout le village fut lâché à leurs trousses, il fut rattrapé et elle s’en échappa. Définitivement. Elle se jeta alors dans les bras du Destin qui la malmena un temps, puis vint un moment ou elle fut délivrée, elle ne sait comment, de son errance. A partir de ce jour, elle commença à croire fermement à la chance. Elle vit actuellement dans l’aisance grâce à sa bonne pension et ses économies accumulées au cours de sa longue vie professionnelle.

Enfin, voilà quelqu’un qui donne l’aumône à Bakri. Le jardin d’en face commence à se vider, elle le distingue en ce moment, elle entrevoit même les traits de son visage, mais ceux d’autrefois. Elle les imagine. Elle se demande comment cet homme qu’elle avait tant aimé est devenu mendiant ; pourtant il avait toutes les qualités pour réussir. Il a su autrefois acquérir son cœur pas à pas… Mais ce monde n’est pas juste sinon il serait un paradis. 
Voilà une femme qui donne l’aumône à Bakri. Zoubida refoule difficilement un sentiment de jalousie en voyant de loin, ou en croyant voir, la main de la bienfaitrice frôler celle du mendiant. 

Miaou ! Le chat réclame son repas, comme s’il avait pressenti la présence de Boualem devant la porte. Ça sonne ! Zoubida ouvre :
– Ah c’est toi Boualem, je t’attendais !
– Tu as besoin de moi, demande-t-il, l’air inquiet ?
– Je vois que tu ne vas pas bien.
– Non, non, je vais bien…
– Tu vas acheter du thon pour Kabouya puis…
– Quoi ?
– Tu vois ce mendiant, là-bas ? Tu vas lui donner cette nourriture.
     
Boualem ressort, intrigué par le changement subit du comportement de Zoubida. Il se demande d’où lui vient soudainement cette générosité. Il doute même qu’elle joue la comédie pour l’apitoyer et lui tirer la langue, le faire parler du vol de l’autre jour. Le soupçonne-t-elle ? Il ne sait que répondre.

Après avoir acheté le thon, il arrive maintenant à proximité de Bakri ; pose devant lui le sac de nourriture. 
– O ! merci, mon fils !
– Il faut manger vite, j’attends ici pour reprendre les assiettes.
– Oui mon fils, je ne vais pas te retenir longtemps, j’ai une faim de loup, répond le mendiant en étalant devant lui un morceau de carton.

Boualem meuble son temps en contemplant les passants. Chahra, flamboyante ; l’allure ferme, la poitrine élancée, le regard figé sur un rêve ; surgît de l’autre côté du jardin public. Il se détourne, se dissimule ; il n’accepte pas qu’elle le trouve en une si mauvaise posture. Il entend ses pas s’approcher, s’approcher, son parfum l’envahit. Elle passe, le soulage. Il croit même voir un œil du mendiant se détacher et la suivre. Non, ce n’est qu’une illusion ; le vieil homme ne semble croire à aucun espoir ; il s’occupe plus de son ventre que de son cœur… 
– Tiens ! mon fils, voici les assiettes ! Merci !
Puis, il enchaîne :
– Vous n’avez pas une ancienne couverture à la maison ?
– Pourquoi faire ?
–Je vais passer la nuit ici, au jardin, et il fait froid…
– Je vais voir Zoubida, dit Boualem en s’éloignant en courant.
– Zoubida ! Zoubida ! se répète le mendiant en soupirant ; pourquoi, mon enfant, éveilles-tu mes souvenirs ?

Kabouya miaule ! Zoubida court la porte, Boualem est là.
– Donne le thon ! Ma chère bête crève de faim !
– Il a besoin d’une couverture.
– Qui ? Le chat ?
– Non, le mendiant ; il passera la nuit dans le jardin.
La vieille femme demeura un moment pensive puis lui demanda :
– C’est toi qui lui as suggéré ça ?
– Non ! Non !
– Bon ! La monnaie, tu l’as gardée, hein ?
– Comme d’habitude, dit Boualem en souriant ; mes amis m’attendent, je dois partir…
Au moment où il allait sortir, elle l’interpelle d’une voix inhabituelle :
– Tiens ! Donne-lui cette couverture.

La nuit arrive ! Zoubida se remet à la fenêtre. Elle n’a rien préparé pour le dîner. Elle n’a pas faim. Elle regarde de loin les ténèbres envahir Bakri, faisant de lui une masse sombre et sans contours. Parfois, il se confond au feuillage du jardin. Et parfois, l’éclair qui annonce un proche orage l’illumine. Quand elle baisse les yeux, c’est en elle que se poursuit la contemplation. Elle est ici seule dans le chaud, il est là-bas seul dans le froid ! Ils voulaient de tout cœur s’unir quand ils avaient tout l’avenir devant eux ! Pourquoi ce désir ne se fait-il plus ressentir au moment où le risque de tout perdre n’est plus à courir ? Ils sont déjà perdus. Ce désir ne se fait plus ressentir ? Zoubida doute, son cœur insensible depuis longtemps se révolte. Elle sourit en fixant les nuages. « Si nous n’avions pas eu la chance de commencer notre vie ensemble, pourquoi ne pas la finir ensemble ? »

Elle ne sait pas pourquoi elle a peur aujourd’hui ; elle qui a toujours su trancher. La vie lui a tout appris ; elle devine les intentions des gens et leur crache sa franchise à la figure. Elle est restée seule, mais libre. Elle ne sait pas pourquoi elle est gagnée maintenant par cette impuissance de décider ; doit-elle rassembler les débris de son ami d’enfance dont la vie se brise là-bas, dans la nuit ? Elle semble craindre la révolte de sa Solitude et la perte de sa liberté.

Elle se retourne. Elle a senti comme si une main s’était posée sur son épaule. Et c’est en fermant les yeux qu’elle le voit. Bakri la tirait à lui dans leur refuge, la main de l’adolescent tenait la sienne, il lui demandait de retenir sa respiration pour ne pas attirer les chiens des gens qui les cherchaient. Mais les chiens vinrent ; il les détourna, se sacrifia pour la sauver…
L’obscurité s’intensifie, pénètre dans le jardin, se case partout, se répand sur les allées, enveloppe les troncs d’arbres, se faufile dans les feuillages, se moquant du faible éclairage des réverbères aveuglés par la poussière. Il commence à tonner au loin, Zoubida regarde la silhouette de Bakri se déplacer tel un fantôme sous la lueur de l’éclair, afin de chercher comme autrefois un refuge, mais pour s’abriter cette fois de la pluie et du froid. « Et pourquoi ne pas l’abriter en le considérant comme étranger ? » se demande-t-elle ?

Sa Solitude se tait comme apitoyée par un cœur qui n’a pas aussi bellement palpité depuis si longtemps, qui semble fredonner une étrange chanson et parler un curieux langage : Si les corps sont finis les âmes n’ont pas d’âge.  
Zoubida aménage un lit au garage, une solution sage qui semble satisfaire tout en elle, et court pour amener Bakri avant que n’éclate l’orage. 

                                                                                      Par Bachirrr

jeudi 26 juillet 2018

Déclaration de haine




Tu me prives de mon sommeil quand tu t’approches. Tu me prives de mon sommeil quand tu t’éloignes ;  je me retourne dans mon lit de désespoir, et te retourne dans mon cœur vainement pour te vomir ;  l’écho, le résonnement de ta voix persistent en moi sur le fond de ton silence. Je te hais, tu me tourmentes sans te soucier.

Tu ne fais rien pour exister pour moi, je me torture pour t’oublier, mais tu t’enracines de plus en plus dans mon cœur qui, irraisonnable, se plaît à te couver. Je te hais: doux parasite qui altère l’harmonie de mon être  et y sème le désordre.

Quand il fait froid, je pense à toi, craignant que tu ne sois pas bien couvert et que tu risques d’être  enrhumé, et j’en souffrirais énormément.  Je te hais, tu ne prends  pas tes précautions pour veiller sur ta personne. 

Je suis incapable de donner à un autre homme ce que je t’offre, de m’épanouir hors de ta maudite prison. Je te hais, source de mon impuissance de jouir librement de mes sentiments.

D’un simple souffle  indifférent, tu éteins et tais les révoltes de ma dignité qui jure de t’exclure de ma cour. Je te hais, tu empêches la fumée de mon feu de s’acheminer et aller taquiner  les lieux qui cacheraient mon véritable chevalier. 

Tu as verrouillé mon cœur et pris sa clef, je ne vois plus que toi; sorcier qui me manipule et m’envoûte. Je te hais; charmeur irrésistible aux mille facettes et dont je ne vois que beauté et bonté. 

J’ai crié que je te préfère à mon père ; j’ai crié que je te préfère à ma mère. Je te hais, tu sais m’enlacer fortement de tes bras de monstre et me faire rêver de paradis.

Je te hais ! Je te hais… à t’aimer !

De la part d’une femme qui hait celui qu’elle aime.       
                                 
                                                                                          Par Bachirrr


dimanche 22 juillet 2018

Le repenti (2/2)



...Suite et fin

Rachid reprend son arme, s’éloigne, change d’endroit échappant à l’idée de renoncer à son entreprise. Il ne vit que par l’espoir de pouvoir réaliser ce rêve, s’en aller. Il est presque l’heure ! Mais pourquoi attendre encore ? A deux cents mètres de son poste, il est considéré comme déserteur. Il en a déjà parcouru la moitié. Il hâte le pas, court ; il est maintenant condamné à partir. Il a promis à sa fille de revenir, elle l’attend donc, déjà il sent l’atteindre de cet élan du cœur. Cet élan semble donner à ses bras des dimensions inimaginables, ses doigts touchent presque la petite fille, le besoin de cette chaleur qui le parcourt quand il enlace Houria s’intensifie…
Elle ne voulait pas le lâcher sans obtenir cette promesse au moment où il quittait pour la première fois la maison, il se libéra d’elle après avoir arraché brusquement le dernier pan de son vaste manteau que retenaient les tendres mains de la fille. Elle était beaucoup plus attachée à lui qu’un enfant ordinaire. Il la gâchait tant. Sa femme ne s’arrêtait pas de pleurer, elle ne croyait pas beaucoup à son retour ; c’est dans des cercueils qu’elle avait vu les autres revenir. Et le voyant si décidé à partir, elle ne cessait de lui conseiller de prendre ses précautions, de venir les voir de temps en temps… Et tout d’un coup, elle prit un air de la femme courageuse d’un véritable combattant. Elle le regarda dans les yeux, lui ordonna presque de dissimuler le bout du canon de son fusil de chasse qui dépassait le bas du manteau. Ses larmes avaient disparu comme s’il n’en restait plus en elle… ou peut-être avait-elle décidé d’en faire des réserves pour arroser, faire pousser et grossir son mince espoir ; ce grain sec et insignifiant, semblant vide de toute âme, qui tombe certes avec les feuilles mortes ; mais une fois emporté par un bon vent et accueilli par une terre fertile germe.  
Il retrouvera sa femme dans quelques heures, dégustera à cet air qu’elle fait quand elle est contente, s’enivrera de sa joie. Il caressera ses joues de ses mains labourées par les bois, peindra sur sa peau le maquis en miniature. Il ôtera cependant de ce tableau les images des hommes, de leurs outils, de leurs abris. Il y laissera celles des singes et des arbres. Et comme un roi, il sortira avec sa femme se promener ; ils iront au jardin où il y a plein de jeux pour leur petite fille, ils feront attention à Houria, ils lui éviteront les jeux dangereux…

Rachid continue à marcher machinalement, avançant vers son but. La nuit commence à pâlir, l’aube. L’aube ! Les vendanges ! Quand il était enfant, c’est à cette heure-ci qu’il se levait pour accompagner son oncle durant toute la saison des vendanges. C’est maintenant qu’il comprend pourquoi son oncle était lent, se méfiait, observait un certain temps avant de réagir. Quand il s’énervait, il se taisait, partait, s’isolait, et ne prenait jamais de décision ferme, et chaque situation qui se présentait faisait naître en lui les moyens pour la vivre où l’affronter. C’est maintenant que Rachid comprend le comportement de son oncle. Il aime le lui avouer, s’excuser auprès de lui, car il le considéra toujours comme un peureux… Son oncle n’aurait pas rejoint le maquis s’il s’était retrouvé dans la même situation que lui. L’aube ! Les vendanges ! L’étoile ! Il contemplait la plus grosse étoile du ciel, celle qui ne craint pas le jour et qui semble jouir de la liberté de disparaître quand elle le veut. Il ne la perdait pas de vue, continuait à la montrer aux ouvriers longtemps après le lever, l’imaginait derrière un nuage et guettait sa sortie de l’autre côté. Il lève les yeux, scrute le ciel, elle est toujours là ! Rien n’a changé dans le ciel depuis des années ! Comme autrefois elle disparaîtra en dernier, pas par crainte de la lumière du jour, mais parce qu’elle se retrouvera seule dans ce vaste royaume comme un souverain sans peuple, elle rejoindra ailleurs les autres étoiles pour régner. Elle reparaîtra quand elles reviendront demain.

L’aube tire à sa fin, là-bas sur la route la circulation des véhicules s’intensifie. Les gens ordinaires ayant bien dormi se lèvent pour aller travailler. Les hommes dont le mode de vie ressemble au sien — quand il comptait — viennent d’être réveillés par leurs femmes. Ils ont joué à ce jeu de remonter la couverture et tenter de gagner encore quelques minutes de sommeil. Les épouses à bout de patience finissent toujours dans de pareilles situations par retirer complètement la couverture… Rachid sourit, sourit ! Le moment de bonheur passe vite. Un éclair ! Son ciel s’assombrit. Les gens ordinaires retourneront chez eux ce soir, fatigués certes, mais libres. Nul ne viendra frapper à leurs portes, leur donner des ordres. Nul ne les traquera. Ce soir, lui aussi rentrera… 

Une heure de marche encore : et il est complètement sauvé. Il a déjà prévu la seconde étape : se rendre aux autorités sans courir le risque d’être inquiété, et ce n’est guère facile. Il risque d’être victime d’une bavure, de la précipitation d’un agent de l’ordre. Il a entendu dire que des gendarmes avaient tiré sans sommation sur des hommes qui se rendaient, etc. Il a aussi entendu dire que des hommes qui semblaient se rendre avaient tiré sur des gendarmes, etc. Un chien aboie ! Une maison ! Pourquoi ne pas se réfugier dans cette maison jusqu’au matin puis envoyer quelqu’un avertir les autorités ; c’est plus sûr ! Oui, c’est la bonne solution ! Tais-toi ! Tais-toi, sale bête, lance-t-il au chien qui continue à aboyer. Il s’approche de la maison ; la bête devient de plus en plus tenace, l’énerve. Il connaît bien ces bêtes ; tout petit, il a été mordu par un chien, il a encore la cicatrice de la morsure sur la cuisse. Les femmes qui venaient s’enquérir de son état consolaient sa mère : « Estime-toi heureuse ! Et s’il a été mordu un peu plus haut… » Elles se regardaient, se comprenaient à demi-mot, mais souhaitaient que les enfants qui les entouraient partent jouer au-dehors pour leur permettre de s’exprimer librement et pleinement… Les chiens craignent les pierres ; il se penche faisant semblant d’en chercher une et la bête s’enfuit, ce qui lui permet d’atteindre vite le seuil de la maison. Aucune lumière ! Il frappe, frappe, entend un bruit, des pas, quelqu’un vient lui ouvrir. Qui es-tu ? lui demande un vieil homme d’une voix basse, mais grave. « Un ami », répond calmement Rachid en montrant le canon de son arme et en s’efforçant de ne pas donner à son geste le sens d’une menace. Une arme ouvre toutefois toujours une voie pour laisser passer son détenteur et faire entendre sa voix. Mais Rachid s’est toujours senti amoindri en utilisant son fusil, l’impuissance de l’esprit se compense par l’usage de la force, lui semble-t-il. Une arme change le comportement des autres, les force au respect… non, à la peur ! Tu es seul, l’interroge le vieil homme. Il hoche la tête affirmativement. Il entre, se retrouve maintenant dans une pièce obscure, il perçoit la main de son hôte ; se lever, se diriger vers l’interrupteur. La lumière ! Le décor s’éclaire. Il frémit, sent qu’il s’écroule sous le regard sans expression de l’Emir ; les deux gardes, canons braqués sur lui, le dévisagent, regardent le chef avec l’air d’attendre un ordre. C’est donc ça ! C’est donc ça une vie ! Toute une vie. Un petit bout de temps… Une naissance, un mariage, une gifle, le maquis et la mort. La mort vient comme une conclusion inattendue mettre fin à l’histoire de la vie ; elle brille au bout de ces deux canons, dans les yeux interrogateurs de l’Emir ; elle se promène en attendant le verdict sur la lame du poignard dont ils vont se servir pour l’égorger afin d’économiser les balles et éviter le bruit. Il la voit presque, aller et venir, les mains derrière le dos, avec un air d’impatience ; elle semble avoir hâte d’en finir avec lui puis aller s’affairer ailleurs. Les images défilent vite dans son esprit, ses souvenirs, ses rêves. Il vient de naître en lui le désir de tout condenser, tout compresser, tout revivre en ce court moment qui lui reste ; puis tout emballer dans un linceul et s’en aller avec, s’y mettre, s’y perdre, prendre fin… Sa fille, sa femme, la rue, les commerçants, l’école… tout se mêle en lui. Tout pèse. Ses jambes ne le portent plus. Assieds-toi ! lui ordonne l’Emir. Un ordre ? Un salut pour lui ! Que s’est-il passé ? lui demande son chef. Cette question lui redonne espoir, le ressuscite. La réponse est toute prête, elle vient de tomber du ciel, une révélation divine ; sa bouche l’annonce sans même lui laisser le temps de faire un effort pour bien habiller son mensonge : « Je suis venu vous informer que l’ennemi sait que vous êtes ici et qu’il va vous encercler, nous devons partir d’ici immédiatement. » Il ne peut rien dire de plus ! Il a épuisé toutes ses forces pour pouvoir rester encore naturel. Le regard méfiant de l’Emir l’a presque anéanti. Voilà ! Il semble que tout le monde l’a cru. Le groupe commence à se préparer pour quitter les lieux.  

Rachid regarde la Mort lui tourner le dos, se pliant pour ranger, elle aussi, ses outils comme si elle avait renoncé à lui. Non ! Elle va partir avec nous, pense-t-il. Peut-être trouvera-t-il au cours du chemin du retour une solution pour repousser encore plus loin le jour de sa fin. Ils sortent, lui en premier ; elle est encore là, seule, l’étoile qui survit au jour ! Elle n’a pas changé ! Que de générations sont passées par-là, l’ont observée sans pouvoir cependant l’influencer. Elle les fixait d’un air tantôt moqueur tantôt pitoyable. Il s’amusera à la regarder, la suivre jusqu’à ce qu’elle se perde dans le septième ciel ! Il revivra son enfance, les aubes d’antan, les vendanges, etc. Nul ne saura emprisonner son esprit. 
Le groupe avance, passe près d’un cimetière ; tel un chien qui garde un troupeau, la Mort les devance parfois, parfois les suit ou les côtoie ; Rachid la voit, l’air enjoué, lécher la rosée sur les herbes du cimetière, lever sa patte arrière, et tel un chien, pisser sur les pierres tombales. 

Dans certaines situations, l’obligation de se servir de la mort pour avoir droit à la vie s’impose. Rachid attend le moment d’inattention des trois hommes. Il tire, tire, tire, vide son chargeur. L’Emir et ses deux gardes succombent, il lui semble qu’ils n’ont pas eu le temps de réagir. Il fixe les trois corps inertes, sans force ni pouvoir ; et le gagne un fou désir de crier sa joie, mais sa voix bégaie, patine, manque de souffle. Ses jambes fléchissent, il réalise qu’il est gravement blessé. Il ne reverra jamais sa fille Houria, il ne respire plus. 
                                                                                                                                   
                                                                                                Par Bachirrr        

samedi 21 juillet 2018

Le repenti (1/2)




Il lui est interdit de se séparer de son arme quand il est de garde. Il pose son fusil contre un tronc d’arbre, s’éloigne de quelques pas, il aime braver l’interdit, surtout quand personne n’est là pour veiller à l’application stricte de la loi. Le chef est parti en mission quelque part, ce qui permet au groupe de se détendre, se relâcher. Ordinairement, rien ne change pour lui quand  l’Emir n’est pas là, ce n’est pas le cas aujourd’hui, car cette absence lui facilite cette fois l’exécution de son plan. Elle lui permet aussi de se débarrasser de ses collègues trop collants qui vont s’occuper ailleurs au lieu de venir le torturer avec des histoires que son esprit ne supporte plus, depuis un certain temps. Les rares moments de solitude qu’il arrive à arracher lui permettent de dresser tout un monde. Un monde que risque d’anéantir cependant le bruissement suspect d’une feuille morte aux alentours, un frémissement de son corps déclenché par un souvenir quittant son hibernation, une pensée perturbatrice traversant son esprit.

Il jette un coup d’œil sur son fusil, son monde se défait. Il se détourne vite. Sans arme, Rachid se sent plus proche de ce qu’il espère être. Un homme. Un homme ordinaire. Un être entier, sans blessure, sans crainte ni angoisse, sans besoin pressant de se défendre ou d’attaquer. Il espère redevenir au moins ce qu’il était… Mais est-ce possible ? Il passe sa main sur son visage de haut en bas comme pour abaisser le rideau et mettre fin à l’épisode. Il lui arrive quelques fois de se demander s’il n’est pas en train de vivre un cauchemar, sa main se dirige alors mécaniquement vers son front, s’y pose, descend, abaisse les paupières, atteint le menton puis se laisse tomber. Il ouvre les yeux, la réalité réapparaît. Impitoyable. Ce n’est donc pas un cauchemar ! Il souffre tant chaque fois qu’il prend véritablement conscience de sa situation. Sa souffrance s’accentue à mesure que défilent dans son esprit les images des massacres auxquels il avait participé ; elles remontent à la surface de sa mémoire, le torturent puis repartent… quand elles veulent, comme des tempêtes imprévisibles. Ces derniers jours, ils reviennent souvent, ces enfants qui s’accrochent à une mère morte, ces écoliers qui agonisent, le cartable à la main; les regards savants des sages qui meurent, le sourire sur les lèvres, les femmes qui s’enfuient, les cris assourdissants, le sang sur le sol, sur les murs ; la fumée qui monte allant se plaindre au Ciel… Au début, sa conviction le protégeait, il y trouvait des réponses aux questions qui s’imposaient quand le bousculaient l’illogique et l’insensé ; la cause pour laquelle il se battait lui semblait juste. Maintenant que le doute l’a entièrement envahi, un doute qui risque même de devenir une certitude contraire à sa conviction première, il se retrouve seul face à ces souvenirs macabres, à l’ignorance de ses collègues, à l’autorité incontestable de l’Emir. Il sent cependant que germe en lui un certain espoir.

Il se lève, se dirige vers la cachette, en retire son minuscule poste radio, un autre interdit, s’enfonce l’écouteur dans l’oreille et revient s’asseoir à quelques mètres de son arme. Depuis qu’on parle de la concorde civile, de la réconciliation et du pardon que propose le Pouvoir, l’Emir n’autorise plus ses hommes à écouter la radio. « Il ne faut pas croire les promesses du Pouvoir », ne cesse-t-il de les avertir. Rachid ne croit plus aux promesses du Pouvoir ni à celles de l’Emir. Il ne croit en rien. Il croit en lui. Depuis quelque temps, il est devenu autre. Il commence à se découvrir. Il a décidé de se prendre en charge et ne permettre à personne de penser pour lui. Mais maintenant, il n’a pas tous les moyens pour mettre en œuvre cette décision, il faut d’abord se libérer. On ne peut rien faire de bon sans être libre.
La radio annonce le nombre de repentis du jour : cent quatre-vingt-dix-neuf ; hier c’était cent cinquante-cinq. «Ils vont rejoindre d’ici peu leurs domiciles puis reprendre leur travail. La sécurité des repentis est garantie. Les gens qui ont commis des crimes de sang seront jugés, mais bénéficieront de la diminution de leurs peines; etc.» L’Emir les a informés la veille qu’une centaine de traîtres qui tentaient de se rendre aux autorités ont été arrêtés et exécutés pour avoir manqué à leur devoir, etc. Rachid a assisté, il y a quelques jours, à l’exécution d’un de ses collègues au camp. Il l’a vu de ses propres yeux se débattre dans son sang comme une poule. Tout le groupe était obligé d’y assister pour bien prendre connaissance du sort réservé aux déserteurs. Mais la scène produisit en lui un effet contraire, il se sentit plus vulnérable. C’est à ce moment-là qu’il décida de quitter le groupe et se rendre aux autorités légales. Il éteint la radio, écouter une chanson est devenu pour lui enfantin, la mélodie ne passe pas, se heurte au mur insensible qu’ont dressé en lui les jours qu’il a passés au maquis. Piétiner une rose, défaire une fourmilière ne remue rien en lui. Il regarde le ciel, murmure : « Que c’est vaste, vaste… et dire que je n’aurai plus de place dans cet immense univers. » Impensable ! Deux ans au maquis et une vie sans issue, c’est là le résultat de son entêtement. Il lui semblait impossible de pouvoir se venger sans rejoindre le maquis. Comment continuer à vivre dignement avec cette gifle qu’il avait reçue d’un gendarme? C’était comme si on l’avait ouvert, enlevé le cœur et gravé dessus en toutes lettres le mot « gifle ». La patience, allante et venante, n’arriva pas à emplir la gravure et la polir. Il devait donc laver l’affront. Se  plaindre d’avoir reçu d’un agent de l’ordre un petit coup dont les traces sont inobservables à l’œil nu s’avérait insensé, surtout si on prend connaissance de la façon dont il l’avait fixé. Un regard jugé par l’agent comme une insulte, un « outrage » dans le langage qu’on utilise pour se donner le droit de condamner un accusé. Et puis à qui se plaindre ? C’est de là du maquis que tout est possible ! C’est de là, croyait-il, qu’on pouvait éliminer l’injustice, appliquer d’autres lois susceptibles de lui donner plus de chance, mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut et… avoir la possibilité de tendre une embuscade à ce gendarme ou à un autre, peu importe, l’essentiel est de se venger. Ne dit-on pas que la vengeance est un plat qui se mange froid ? Tout le poussait au maquis. Tout le tentait ! Il chercha, chercha, fouilla dans ce qui restait de bon en lui, feuilleta ses rêves… Rien ! Il ne trouva rien qui puisse l’aider à affronter la tentation,  il se laissa alors emporter…

Il voit là-bas au loin les lumières de la ville scintiller, il ferme les yeux; il se retrouve déjà dans la rue qui l’amène chez lui, il salue les gens, leur sourit. De petits groupes de retraités jouent aux dames sur la place publique, juste en face du bureau de poste, attendant la fin du mois pour aller encaisser… attendant aussi tranquillement leurs fins. Les mouvements des pions captent toute leur attention et ferment toute porte aux soucis…
Il s’arrête à une vitrine, une belle robe blanche, la seule qui lui plaît, la seule où il n’y a pas de rouge… sa fille sort à onze heures et demie de l’école. Il doit se hâter pour l’accompagner à la maison. Là voilà, toute contente, sa petite Houria ; elle a certainement bien travaillé. Elle s’arrête, ouvre son cartable, sort le cahier des compositions pour lui montrer ses bonnes notes, lui expliquer comment elle a réussi si bien, comment elle a devancé la fille des voisins, comment elle a su mener son enquête et réussir à récupérer le beau stylo qu’on lui avait volé. Comment a-t-elle pu résoudre ses problèmes ? Il l’embrasse… Son cœur s’embrase ! Elles sont là, les autres petites filles qui fuyaient les massacres, s’écriaient, cherchant vainement aide et assistance, qui tombaient, se relevaient puis retombaient atteintes par une balle ou un coup de hache. Voilà ! Elles s’en vont ! Il tente d’embrasser en cachette Houria… il ouvre les yeux par erreur et se heurte au fusil adossé au tronc d’arbre. Il repasse dans la tête son plan: c’est dans une heure qu’il  partira, il doit arriver de l’autre côté avant le lever ; et si personne ne se doute de sa désertion après une heure de son départ, il sera alors sauvé, car il se trouverait hors du territoire où son groupe sévit. Un frisson le parcourt, il revoit le regard pitoyable et suppliant de son ami quand le bourreau l’empoigna… Il risquerait le même sort. Il secoue nerveusement la tête comme pour se débarrasser de l’image qui revenait à chaque fois. Le sang gicle, il lutte, mais l’horrible souvenir l’envahit partout, transperce sa peau, le pénètre, coule en lui. Les supplications du condamné s’avérèrent inutiles, la décision de l’Emir était irrévocable. A suivre...

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                                                                                                   Par Bachirrr

                                                                                                                    

jeudi 19 juillet 2018

Le fleuve paresseux




Un fleuve paresseux
Je rêve de l’embouchure
Un fleuve aux ruisseaux taris
Ma sève nourrit les arbres ingrats
Un fleuve affaibli par l’avarice du ciel
Je me rassemble 
Je me blottis
Un fleuve si près du trépas
Me manque le dernier pas

Mais voilà !
J’espérais la mer
Et l’océan vint

Ton flux
Cet élan généreux
M’envahit de ta fraîcheur
Et tu couches dans mon lit
Et tu disparais dans mes fissures
Ces blessures longtemps béantes

L’océan repart
Et dans son reflux
Tu te retires de mes veines
Tu t’absorbes de tous mes recoins
Tu remportes ma tiédeur
Je grelotte de froideur 
Fleuve impuissant 
Je rêve de l’embouchure

De mes griffes de croque-mort
De mes dents de petit monstre
De la lie troublée de mon lit
De la sève retirée des arbres
De la rosée des fleurs
J’anéantirai les dunes
Qui nous séparent
Je creuserai des trous
Je tendrai des pièges
Et à chacun de tes flux
J’emprisonnerai un peu de toi.

                              Par Bachirrr


lundi 16 juillet 2018

Nous les mendiants


 
   
Nous frappions longtemps aux portes
Nous attendions longtemps une réponse
Mais chaque fois nous répondait le silence
Les maisons nous semblaient mortes
     Et le semblant n’est pas forcément vérité

Tout vivait bien heureux là-dedans
notre approche tout s’éteignait
Les habitants sans doute nous craignaient
On était des miséreux mendiants
    Des gens pitoyables et sans dignité

Personne n’osait nous sourire
Nous consoler d’un mot apaisant
On ne savait pour quelle raison
S’obstinaient-ils tant à nous fuir
    Avaient-ils horreur ou peur de la pauvreté

Lassés d’être longtemps repoussés
Nous décidâmes de nous unir un soir
Les aisés dormaient il faisait noir
Nos chairs se plaignaient d’être défoncées
    Par les ongles d’une misère combien entêtée

Nous quittâmes alors nos lits de carton
Témoins de nos nuits sans saveur
Pleines de chats sombres de couleur
Dont le miaou était si strident
    Tel le cri d’un enfant au sommeil hanté

Nous avions voulu changer d’univers
Et nos bras galvanisés de besoin
Enfoncèrent les portes des magasins
L’or tinta contre nos mains de pierre
    Nous vîmes notre avenir de bonheur se tacheter

Les bijoux et l’argent volés
Nous hissèrent parmi les respectables
Des gens nobles aux lois inviolables
Le vin fin et la viande rissolée
     Ornent toujours la table de leurs invités

Il nous sembla que les cœurs avaient changé
A l’entour tout avait pris un autre air
On fut accueilli en haut lieu à bras ouverts
Un honneur auquel nous n’avions guère songé
      Nul ne savait qu’un voleur est ainsi respecté 

Mais vint un jour où des bras véhéments
Se déplièrent violemment et brandirent
Des doigts raides et accusateurs qui nous firent
Souvenir de notre sale vie de mendiant
    Nous dépouillèrent de l’honneur acquis et la liberté

On nous accusa d’avoir été mendiants autrefois
D’avoir aussi altéré le sommeil de leurs enfants
D’avoir été naguère si gais et si contents
D’avoir aussi envahi la sacrée cour des rois
   Et le vol commis l’autre nuit ne fut pas cité

Sur les murs sombres de nos cellules 
Nous sculptons nos rêves ce paradis
Pour nous passer d’une existence affadie
Peu importe si elle avance ou recule
   Nos songeries nous évitent de l’affronter.

                                        Par Bachirrr


vendredi 13 juillet 2018

Et maintenant ?



Maintenant que tu as vieilli
                   Que tu as perdu ta beauté
Comme ton corps sa sveltesse
                   Qu’a quitté tes lèvres
Le sourire enivrant
Comme ton esprit la pensée folle
De la vagabonde jeunesse
                   Que t’ont quittée les êtres
Tant chéris tant adorés
Comme les oiseaux une terre sans richesse
                   Que le temps a peint sur ton front
Les rides du désespoir
Comme l’artiste sur son tableau
Ses angoisses et tristesses

Maintenant que tu as vieilli
                   Que tu as perdu ta voix hardie
                   Que tu n’es que débris
De la fille dédaigneuse de jadis

Devine ! Qui suis-je devenu ?
Rien
Le même enfant d’autrefois
Qui pleurnichait à tes pieds
J’ai hiberné des années
J’ai gardé ma laideur
Et mon regard déplaisant
J’ai gardé mon silence
J’ai gardé mon amour
Ma douceur et ma patience
J’attendais la fin de ton euphorie
J’attendais que les saisons te jaunissent
Pour qu’on aille côte à côte
Frapper aux portes de la mort
Peut-être en cours de route
Ferais-tu un geste de bienveillance.

                                     Par Bachirrr


lundi 9 juillet 2018

La surprise




Elle ouvre la porte. Le vieux couple ne lui est pas inconnu. Ce sont les parents de Samir.
— Bienvenue ! Entrez !

Elle les invite à prendre place dans la vaste salle. Elle n’a pas nettoyé et embelli la pièce ce matin comme d’habitude ; une dispute matinale avec sa mère l’avait bouleversée. Sabrina commençait à se lasser des reproches répétés de ses parents ; le ténébreux avenir ne paraissait guère prêt à laisser passer la lueur d’un fanal qui orienterait sa barque en perdition, poussée par des vents indécis. Voilà une lumière !

Elle prie Dieu alors pour que les hôtes ne constatent pas le désordre dans la maison. Ils ne sont pas n’importe qui… Elle court à la cuisine, alerte sa mère qui, devinant l’objet de cette visite, appelle son petit garçon, lui ordonne d’aller retrouver le père au café du coin et passer par la même occasion au marché acheter ce qu’il faut en de telles circonstances.
La jeune fille s’affaire dans la cuisine, sa mère rejoint les hôtes. Sabrina arrive à peine à serrer les cordons de son tablier, elle a un peu grossi ces derniers jours… L’effet brusque de la joie l’a déboussolée. Une joie qui vient ressusciter son espoir et la tirer du traquenard dans lequel elle croyait être prise. Elle doit maintenant préparer un bon thé, leur montrer ce qu’elle sait faire pour leur plaire et les convaincre à approuver le choix de leur fils. Elle se met alors à l’œuvre, mais ne peut cependant s’y consacrer toute entière. Elle s’arrête de temps en temps pour suivre jusqu’au bout le fil d’une idée, se laisser transporter par un rêve, vivre entièrement un phantasme. Elle est pressée de sortir et aller cracher la nouvelle à la figure de celles qui tentaient de les séparer. C’est drôle ! Même ses amies intimes lui suggéraient de s’éloigner de Samir. Quelle hypocrisie ! Et bête qu’elle était, elle ne savait pas que c’était la jalousie qui les dressait, obstacle presque infranchissable, sur le chemin de son bonheur ; heureusement, son cœur, obstiné, regorgeant d’amour, s’était élancé au-delà de toutes les barrières… 

Elle entend son père entrer puis saluer ses hôtes. Un silence ! Un silence gênant ! Ça y est ! Ils commencent à parler. Ils ne vont certainement pas entamer le sujet tout de suite, les choses sérieuses se discutent ordinairement autour du thé, ainsi chacun aura l’occasion d’en siroter une gorgée lorsqu’il manquera de verbe. Elle doit donc se hâter pour précipiter la venue de ce moment-là. Elle compte beaucoup sur sa mère pour bien mener les débats, elle est la seule de tous ses proches à être au courant de sa relation avec Samir. Pas tout à fait au courant… Sa mère a confiance en elle, mais cela ne l’a jamais empêché de lui conseiller la prudence, l’honneur de la famille étant entre… ses mains. Elle n’a pas su préserver cet honneur protégé par une mince substance qui ne résiste guère aux chaleurs de la saison des amours. Mais tout va s’arranger et donner un autre sens à l’effet produit par son imprudence. Pauvre maman ! Si elle savait, elle l’aurait enfermée éternellement à la maison ; Sabrina lui avouera tout un jour, juste après le mariage. Elle se plaira à lui annoncer, d’un ton enjoué, qu’elle n’était pas la seule personne qui admirait tant le grain de beauté qui se situe sur le haut, le plus haut de sa jambe… 

Son petit frère arrive, haletant, lui remet le paquet. Elle l’ouvre, en tire le grand gâteau, le découpe et le dépose soigneusement sur un brillant plat en inox. Et pour se débarrasser de l’enfant qui altère parfois ses rêveries, elle lui en offre un bon morceau.
— Tu ne m’as jamais donné un aussi gros morceau, remarque-t-il en rigolant.
Elle répond :
— Aujourd’hui c’est la fête.

Il ne l’a même pas entendue, il avait déjà quitté la cuisine pour aller rejoindre au-dehors son monde d’enfants. Oui, aujourd’hui c’est la fête ! Elle ne s’attendait pas à ce que Samir envoie les siens demander sa main, surtout après leur dernière querelle ; il a certainement compris que seul le mariage mettrait fin à leur folle aventure. Il était si énervé l’autre jour, il avait remarqué qu’elle commençait à perdre confiance en lui. « Il avait raison de s’emporter et j’avais tort de me comporter d’une manière aussi blessante, je lui dois des excuses ». Voilà ! Il a envoyé ses parents… c’est donc ça ! C’est donc ça la surprise dont il lui parlait souvent. Mais c’est donc ça !
Le thé est prêt à servir. Elle court à sa chambre, enfile rapidement sa plus belle robe, se dirige ensuite vers la salle de bain, se plante devant le miroir ; un coup de peigne, une retouche par-ci, une retouche par-là, elle se sourit dans le miroir en y mettant un peu de la pudeur d’une jeune fille qu’on lui dit sincèrement, et pour la première fois, combien elle était belle.

Elle entre silencieusement dans la grande salle, dépose le plat sur la table. Elle sent les yeux des présents se lever, suivre ses mouvements, parcourir de haut en bas son corps. Elle finit de servir le thé, se redresse, demeure immobile un moment, le temps de se faire… évaluer. Elle quitte la pièce avant que ne la trahisse la rougeur qui commence déjà à lui envahir le visage.

Sabrina ne retourne pas à la cuisine ; elle se cache derrière la porte pour tout écouter. Aucun mot de la discussion ne doit lui échapper. Il s’agit de son avenir. Son destin est là, entre les mains de ces gens et ses parents.

— Vous avez une fille élégante, commence la mère de Samir
Sabrina n’entend pas ses parents répondre. La femme enchaîne :
— Elle venait souvent chez nous en compagnie de mon fils, ils sont de très bons copains.
— Quoi ? Elle venait chez vous en compagnie de votre fils ? s’étonne Rabah, le père de Sabrina, dissimulant mal sa colère.
Mais sa femme intervient en lui pressant discrètement la main et, d’un ton autoritaire, le calme :
— C’est son collègue, il ne faut pas concevoir les choses avec la mentalité de notre génération ; maintenant tout diffère ; les gens se rencontrent, se connaissent, avant de passer aux choses sérieuses ; la preuve : les parents de Samir sont ici ! 
— Et nous ne serions pas ici si notre garçon n’avait pas insisté, ajoute l’autre femme.
Un silence. Une sorte d’embarras. La mère de Sabrina intervient :
— Ma fille me parle souvent de votre petite famille, elle vous trouve bien sympathiques.
— Nous aimons, nous aussi, Sabrina ; surtout Samir, il a exigé qu’elle soit parmi nous le quinze de ce mois.
— Mais c’est trop tôt ! s’exclame la mère en essayant de cacher sa joie, vous ne trouvez pas que vous avez un peu précipité les choses.
— Pas du tout ! Nous avons tout préparé !
Rabah, toujours nerveux, intervient :
— Et c’est maintenant, deux semaines seulement avant le mariage, que vous pensez à notre consentement ?
Le père de Samir, quelque peu choqué par ces derniers propos, réagit avec un air désolé :
— Ne me dites pas que vous allez priver votre fille d’assister à la cérémonie du mariage de Samir, notre enfant insiste pour qu’elle fasse partie des invités d’honneur…
Et il ajoute, cette fois avec un sourire :
— Et ça sera aussi l’occasion pour nous de lui présenter notre belle-fille !

Tout le monde quitte la salle. Les visages trahissent une certaine gêne passée sous silence. Rabah et sa femme attendent que partent les hôtes pour cracher leur révolte. Le père se retournera contre sa femme ; sa femme contre sa fille ; la fille contre elle-même.

Sabrina regagne la cuisine en murmurant : « c’est donc ça la surprise ! » Elle s’empare du couteau dont elle s’était servi peu auparavant pour découper le délicieux gâteau, le contemple, pense au châtiment que lui réservent ses parents, aux moqueries des gens de son entourage, à l’impossibilité de croire encore à l’amour… sa vie lui semble plus facile à défaire qu’à refaire. Elle lève le couteau et vise son cœur, un mouvement se produit à l’intérieur de son ventre… et le bébé bouge comme pour crier son innocence. Elle renonce. Elle vivra pour cet enfant, c’est une carte à jouer qui lui reste dans cette vie où le bluff paie… semble payer. 

                                                                                               Par Bachirrr

samedi 7 juillet 2018

Vie rebelle




Dormez la nuit m’appartient
Dormez faites de beaux rêves
Dormez pour que je me lève
Dormez amis l’âme me revient 

Dormez la nuit m’appartient
Dormez je caresse sa peau noire
Dormez je consulte sa mémoire
Dormez son charme me retient 

Voilà que sa bouche s’étire en croissant
Un féerique sourire que vous ne voyez pas
Voilà que son souffle m’enivre en passant
Le parfum du zéphyr ne vous parvient pas
Voilà qu’elle enfante l’aube en trépassant 
Un bébé nu que vous ne couvrez pas 

Réveillez-vous le jour se lève
Courez brouter sa vulgaire clarté
Je sombre la nuit s’achève
Dans mes rêves je ruminerai sa pureté. 

                                        Par Bachirrr

lundi 2 juillet 2018

Déception




Comme si elle existait avant de naître. Comme si elle guettait dans l’avant-naissance. Elle attendit que sa future mère adopte une fille, après avoir désespéré de ne plus en enfanter, pour qu’elle naisse comme par jalousie… chassa l’adoptée et ferma la porte derrière elle. Aucun autre enfant ne naîtra après elle. Mince, sévère, attentive, résistante, elle a tout pour donner à ses rares sourires une mystérieuse et précieuse valeur. Elle a grandi dans sa solitude d’enfant unique et s’est forgé une personne peu abordable. Cependant, un de ses rares sourires me retint un jour ! Et depuis je reviens toujours scruter son visage à la recherche de la source enfouie de cette douce expression qui semblait m’être destinée.

Elle ne supporte plus mes absences, me supplie de revenir. Et pourtant je ne lui offrais que les mots. Un jour, elle m’avoua qu’elle croit fermement qu’il n’existe pas un homme aussi gentil que moi. Ce qui me permit de déduire que le fruit est assez mûr et prêt à la cueillette.  

Les eucalyptus défilent vantant leur persistance en ce mois d’intense chaleur. Je ne les vois presque pas passer. Mon esprit plane ailleurs secoué cependant par des bouffées de fraîcheur que produisait l’ombre des arbres, et qui traversaient l’intérieur de la voiture. La visite d’aujourd’hui diffère des précédentes. J’arrive !

Elle m’accueille chaleureusement comme d’habitude, elle me prie de m’asseoir à ses côtés, me caresse les cheveux comme pour s’assurer que je ne suis pas un rêve. Elle est si contente, euphorique, qu’il me paraît que c’est le moment d’agir. Je l’entoure à mon tour de mon bras exagérément possessif, l’attire, l’embrasse sur la joue. J’ose… Surprise, elle sursaute, me repousse, s’éloigne de moi et commence à sangloter. Elle me fixe comme un enfant et me lance à travers ses larmes : « Je viens de perdre le grand frère que j’avais cru découvrir en toi ».

                                                                                                 Ecrit par Bachirrr