...Suite et fin
Rachid reprend son arme, s’éloigne, change d’endroit échappant à l’idée de renoncer à son entreprise. Il ne vit que par l’espoir de pouvoir réaliser ce rêve, s’en aller. Il est presque l’heure ! Mais pourquoi attendre encore ? A deux cents mètres de son poste, il est considéré comme déserteur. Il en a déjà parcouru la moitié. Il hâte le pas, court ; il est maintenant condamné à partir. Il a promis à sa fille de revenir, elle l’attend donc, déjà il sent l’atteindre de cet élan du cœur. Cet élan semble donner à ses bras des dimensions inimaginables, ses doigts touchent presque la petite fille, le besoin de cette chaleur qui le parcourt quand il enlace Houria s’intensifie…
Elle ne voulait pas le lâcher sans obtenir cette promesse au moment où il quittait pour la première fois la maison, il se libéra d’elle après avoir arraché brusquement le dernier pan de son vaste manteau que retenaient les tendres mains de la fille. Elle était beaucoup plus attachée à lui qu’un enfant ordinaire. Il la gâchait tant. Sa femme ne s’arrêtait pas de pleurer, elle ne croyait pas beaucoup à son retour ; c’est dans des cercueils qu’elle avait vu les autres revenir. Et le voyant si décidé à partir, elle ne cessait de lui conseiller de prendre ses précautions, de venir les voir de temps en temps… Et tout d’un coup, elle prit un air de la femme courageuse d’un véritable combattant. Elle le regarda dans les yeux, lui ordonna presque de dissimuler le bout du canon de son fusil de chasse qui dépassait le bas du manteau. Ses larmes avaient disparu comme s’il n’en restait plus en elle… ou peut-être avait-elle décidé d’en faire des réserves pour arroser, faire pousser et grossir son mince espoir ; ce grain sec et insignifiant, semblant vide de toute âme, qui tombe certes avec les feuilles mortes ; mais une fois emporté par un bon vent et accueilli par une terre fertile germe.
Il retrouvera sa femme dans quelques heures, dégustera à cet air qu’elle fait quand elle est contente, s’enivrera de sa joie. Il caressera ses joues de ses mains labourées par les bois, peindra sur sa peau le maquis en miniature. Il ôtera cependant de ce tableau les images des hommes, de leurs outils, de leurs abris. Il y laissera celles des singes et des arbres. Et comme un roi, il sortira avec sa femme se promener ; ils iront au jardin où il y a plein de jeux pour leur petite fille, ils feront attention à Houria, ils lui éviteront les jeux dangereux…
Rachid continue à marcher machinalement, avançant vers son but. La nuit commence à pâlir, l’aube. L’aube ! Les vendanges ! Quand il était enfant, c’est à cette heure-ci qu’il se levait pour accompagner son oncle durant toute la saison des vendanges. C’est maintenant qu’il comprend pourquoi son oncle était lent, se méfiait, observait un certain temps avant de réagir. Quand il s’énervait, il se taisait, partait, s’isolait, et ne prenait jamais de décision ferme, et chaque situation qui se présentait faisait naître en lui les moyens pour la vivre où l’affronter. C’est maintenant que Rachid comprend le comportement de son oncle. Il aime le lui avouer, s’excuser auprès de lui, car il le considéra toujours comme un peureux… Son oncle n’aurait pas rejoint le maquis s’il s’était retrouvé dans la même situation que lui. L’aube ! Les vendanges ! L’étoile ! Il contemplait la plus grosse étoile du ciel, celle qui ne craint pas le jour et qui semble jouir de la liberté de disparaître quand elle le veut. Il ne la perdait pas de vue, continuait à la montrer aux ouvriers longtemps après le lever, l’imaginait derrière un nuage et guettait sa sortie de l’autre côté. Il lève les yeux, scrute le ciel, elle est toujours là ! Rien n’a changé dans le ciel depuis des années ! Comme autrefois elle disparaîtra en dernier, pas par crainte de la lumière du jour, mais parce qu’elle se retrouvera seule dans ce vaste royaume comme un souverain sans peuple, elle rejoindra ailleurs les autres étoiles pour régner. Elle reparaîtra quand elles reviendront demain.
L’aube tire à sa fin, là-bas sur la route la circulation des véhicules s’intensifie. Les gens ordinaires ayant bien dormi se lèvent pour aller travailler. Les hommes dont le mode de vie ressemble au sien — quand il comptait — viennent d’être réveillés par leurs femmes. Ils ont joué à ce jeu de remonter la couverture et tenter de gagner encore quelques minutes de sommeil. Les épouses à bout de patience finissent toujours dans de pareilles situations par retirer complètement la couverture… Rachid sourit, sourit ! Le moment de bonheur passe vite. Un éclair ! Son ciel s’assombrit. Les gens ordinaires retourneront chez eux ce soir, fatigués certes, mais libres. Nul ne viendra frapper à leurs portes, leur donner des ordres. Nul ne les traquera. Ce soir, lui aussi rentrera…
Une heure de marche encore : et il est complètement sauvé. Il a déjà prévu la seconde étape : se rendre aux autorités sans courir le risque d’être inquiété, et ce n’est guère facile. Il risque d’être victime d’une bavure, de la précipitation d’un agent de l’ordre. Il a entendu dire que des gendarmes avaient tiré sans sommation sur des hommes qui se rendaient, etc. Il a aussi entendu dire que des hommes qui semblaient se rendre avaient tiré sur des gendarmes, etc. Un chien aboie ! Une maison ! Pourquoi ne pas se réfugier dans cette maison jusqu’au matin puis envoyer quelqu’un avertir les autorités ; c’est plus sûr ! Oui, c’est la bonne solution ! Tais-toi ! Tais-toi, sale bête, lance-t-il au chien qui continue à aboyer. Il s’approche de la maison ; la bête devient de plus en plus tenace, l’énerve. Il connaît bien ces bêtes ; tout petit, il a été mordu par un chien, il a encore la cicatrice de la morsure sur la cuisse. Les femmes qui venaient s’enquérir de son état consolaient sa mère : « Estime-toi heureuse ! Et s’il a été mordu un peu plus haut… » Elles se regardaient, se comprenaient à demi-mot, mais souhaitaient que les enfants qui les entouraient partent jouer au-dehors pour leur permettre de s’exprimer librement et pleinement… Les chiens craignent les pierres ; il se penche faisant semblant d’en chercher une et la bête s’enfuit, ce qui lui permet d’atteindre vite le seuil de la maison. Aucune lumière ! Il frappe, frappe, entend un bruit, des pas, quelqu’un vient lui ouvrir. Qui es-tu ? lui demande un vieil homme d’une voix basse, mais grave. « Un ami », répond calmement Rachid en montrant le canon de son arme et en s’efforçant de ne pas donner à son geste le sens d’une menace. Une arme ouvre toutefois toujours une voie pour laisser passer son détenteur et faire entendre sa voix. Mais Rachid s’est toujours senti amoindri en utilisant son fusil, l’impuissance de l’esprit se compense par l’usage de la force, lui semble-t-il. Une arme change le comportement des autres, les force au respect… non, à la peur ! Tu es seul, l’interroge le vieil homme. Il hoche la tête affirmativement. Il entre, se retrouve maintenant dans une pièce obscure, il perçoit la main de son hôte ; se lever, se diriger vers l’interrupteur. La lumière ! Le décor s’éclaire. Il frémit, sent qu’il s’écroule sous le regard sans expression de l’Emir ; les deux gardes, canons braqués sur lui, le dévisagent, regardent le chef avec l’air d’attendre un ordre. C’est donc ça ! C’est donc ça une vie ! Toute une vie. Un petit bout de temps… Une naissance, un mariage, une gifle, le maquis et la mort. La mort vient comme une conclusion inattendue mettre fin à l’histoire de la vie ; elle brille au bout de ces deux canons, dans les yeux interrogateurs de l’Emir ; elle se promène en attendant le verdict sur la lame du poignard dont ils vont se servir pour l’égorger afin d’économiser les balles et éviter le bruit. Il la voit presque, aller et venir, les mains derrière le dos, avec un air d’impatience ; elle semble avoir hâte d’en finir avec lui puis aller s’affairer ailleurs. Les images défilent vite dans son esprit, ses souvenirs, ses rêves. Il vient de naître en lui le désir de tout condenser, tout compresser, tout revivre en ce court moment qui lui reste ; puis tout emballer dans un linceul et s’en aller avec, s’y mettre, s’y perdre, prendre fin… Sa fille, sa femme, la rue, les commerçants, l’école… tout se mêle en lui. Tout pèse. Ses jambes ne le portent plus. Assieds-toi ! lui ordonne l’Emir. Un ordre ? Un salut pour lui ! Que s’est-il passé ? lui demande son chef. Cette question lui redonne espoir, le ressuscite. La réponse est toute prête, elle vient de tomber du ciel, une révélation divine ; sa bouche l’annonce sans même lui laisser le temps de faire un effort pour bien habiller son mensonge : « Je suis venu vous informer que l’ennemi sait que vous êtes ici et qu’il va vous encercler, nous devons partir d’ici immédiatement. » Il ne peut rien dire de plus ! Il a épuisé toutes ses forces pour pouvoir rester encore naturel. Le regard méfiant de l’Emir l’a presque anéanti. Voilà ! Il semble que tout le monde l’a cru. Le groupe commence à se préparer pour quitter les lieux.
Rachid regarde la Mort lui tourner le dos, se pliant pour ranger, elle aussi, ses outils comme si elle avait renoncé à lui. Non ! Elle va partir avec nous, pense-t-il. Peut-être trouvera-t-il au cours du chemin du retour une solution pour repousser encore plus loin le jour de sa fin. Ils sortent, lui en premier ; elle est encore là, seule, l’étoile qui survit au jour ! Elle n’a pas changé ! Que de générations sont passées par-là, l’ont observée sans pouvoir cependant l’influencer. Elle les fixait d’un air tantôt moqueur tantôt pitoyable. Il s’amusera à la regarder, la suivre jusqu’à ce qu’elle se perde dans le septième ciel ! Il revivra son enfance, les aubes d’antan, les vendanges, etc. Nul ne saura emprisonner son esprit.
Le groupe avance, passe près d’un cimetière ; tel un chien qui garde un troupeau, la Mort les devance parfois, parfois les suit ou les côtoie ; Rachid la voit, l’air enjoué, lécher la rosée sur les herbes du cimetière, lever sa patte arrière, et tel un chien, pisser sur les pierres tombales.
Dans certaines situations, l’obligation de se servir de la mort pour avoir droit à la vie s’impose. Rachid attend le moment d’inattention des trois hommes. Il tire, tire, tire, vide son chargeur. L’Emir et ses deux gardes succombent, il lui semble qu’ils n’ont pas eu le temps de réagir. Il fixe les trois corps inertes, sans force ni pouvoir ; et le gagne un fou désir de crier sa joie, mais sa voix bégaie, patine, manque de souffle. Ses jambes fléchissent, il réalise qu’il est gravement blessé. Il ne reverra jamais sa fille Houria, il ne respire plus.
Par Bachirrr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire