Il lui est interdit de se séparer de son arme quand il est de garde. Il pose son fusil contre un tronc d’arbre, s’éloigne de quelques pas, il aime braver l’interdit, surtout quand personne n’est là pour veiller à l’application stricte de la loi. Le chef est parti en mission quelque part, ce qui permet au groupe de se détendre, se relâcher. Ordinairement, rien ne change pour lui quand l’Emir n’est pas là, ce n’est pas le cas aujourd’hui, car cette absence lui facilite cette fois l’exécution de son plan. Elle lui permet aussi de se débarrasser de ses collègues trop collants qui vont s’occuper ailleurs au lieu de venir le torturer avec des histoires que son esprit ne supporte plus, depuis un certain temps. Les rares moments de solitude qu’il arrive à arracher lui permettent de dresser tout un monde. Un monde que risque d’anéantir cependant le bruissement suspect d’une feuille morte aux alentours, un frémissement de son corps déclenché par un souvenir quittant son hibernation, une pensée perturbatrice traversant son esprit.
Il jette un coup d’œil sur son fusil, son monde se défait. Il se détourne vite. Sans arme, Rachid se sent plus proche de ce qu’il espère être. Un homme. Un homme ordinaire. Un être entier, sans blessure, sans crainte ni angoisse, sans besoin pressant de se défendre ou d’attaquer. Il espère redevenir au moins ce qu’il était… Mais est-ce possible ? Il passe sa main sur son visage de haut en bas comme pour abaisser le rideau et mettre fin à l’épisode. Il lui arrive quelques fois de se demander s’il n’est pas en train de vivre un cauchemar, sa main se dirige alors mécaniquement vers son front, s’y pose, descend, abaisse les paupières, atteint le menton puis se laisse tomber. Il ouvre les yeux, la réalité réapparaît. Impitoyable. Ce n’est donc pas un cauchemar ! Il souffre tant chaque fois qu’il prend véritablement conscience de sa situation. Sa souffrance s’accentue à mesure que défilent dans son esprit les images des massacres auxquels il avait participé ; elles remontent à la surface de sa mémoire, le torturent puis repartent… quand elles veulent, comme des tempêtes imprévisibles. Ces derniers jours, ils reviennent souvent, ces enfants qui s’accrochent à une mère morte, ces écoliers qui agonisent, le cartable à la main; les regards savants des sages qui meurent, le sourire sur les lèvres, les femmes qui s’enfuient, les cris assourdissants, le sang sur le sol, sur les murs ; la fumée qui monte allant se plaindre au Ciel… Au début, sa conviction le protégeait, il y trouvait des réponses aux questions qui s’imposaient quand le bousculaient l’illogique et l’insensé ; la cause pour laquelle il se battait lui semblait juste. Maintenant que le doute l’a entièrement envahi, un doute qui risque même de devenir une certitude contraire à sa conviction première, il se retrouve seul face à ces souvenirs macabres, à l’ignorance de ses collègues, à l’autorité incontestable de l’Emir. Il sent cependant que germe en lui un certain espoir.
Il se lève, se dirige vers la cachette, en retire son minuscule poste radio, un autre interdit, s’enfonce l’écouteur dans l’oreille et revient s’asseoir à quelques mètres de son arme. Depuis qu’on parle de la concorde civile, de la réconciliation et du pardon que propose le Pouvoir, l’Emir n’autorise plus ses hommes à écouter la radio. « Il ne faut pas croire les promesses du Pouvoir », ne cesse-t-il de les avertir. Rachid ne croit plus aux promesses du Pouvoir ni à celles de l’Emir. Il ne croit en rien. Il croit en lui. Depuis quelque temps, il est devenu autre. Il commence à se découvrir. Il a décidé de se prendre en charge et ne permettre à personne de penser pour lui. Mais maintenant, il n’a pas tous les moyens pour mettre en œuvre cette décision, il faut d’abord se libérer. On ne peut rien faire de bon sans être libre.
La radio annonce le nombre de repentis du jour : cent quatre-vingt-dix-neuf ; hier c’était cent cinquante-cinq. «Ils vont rejoindre d’ici peu leurs domiciles puis reprendre leur travail. La sécurité des repentis est garantie. Les gens qui ont commis des crimes de sang seront jugés, mais bénéficieront de la diminution de leurs peines; etc.» L’Emir les a informés la veille qu’une centaine de traîtres qui tentaient de se rendre aux autorités ont été arrêtés et exécutés pour avoir manqué à leur devoir, etc. Rachid a assisté, il y a quelques jours, à l’exécution d’un de ses collègues au camp. Il l’a vu de ses propres yeux se débattre dans son sang comme une poule. Tout le groupe était obligé d’y assister pour bien prendre connaissance du sort réservé aux déserteurs. Mais la scène produisit en lui un effet contraire, il se sentit plus vulnérable. C’est à ce moment-là qu’il décida de quitter le groupe et se rendre aux autorités légales. Il éteint la radio, écouter une chanson est devenu pour lui enfantin, la mélodie ne passe pas, se heurte au mur insensible qu’ont dressé en lui les jours qu’il a passés au maquis. Piétiner une rose, défaire une fourmilière ne remue rien en lui. Il regarde le ciel, murmure : « Que c’est vaste, vaste… et dire que je n’aurai plus de place dans cet immense univers. » Impensable ! Deux ans au maquis et une vie sans issue, c’est là le résultat de son entêtement. Il lui semblait impossible de pouvoir se venger sans rejoindre le maquis. Comment continuer à vivre dignement avec cette gifle qu’il avait reçue d’un gendarme? C’était comme si on l’avait ouvert, enlevé le cœur et gravé dessus en toutes lettres le mot « gifle ». La patience, allante et venante, n’arriva pas à emplir la gravure et la polir. Il devait donc laver l’affront. Se plaindre d’avoir reçu d’un agent de l’ordre un petit coup dont les traces sont inobservables à l’œil nu s’avérait insensé, surtout si on prend connaissance de la façon dont il l’avait fixé. Un regard jugé par l’agent comme une insulte, un « outrage » dans le langage qu’on utilise pour se donner le droit de condamner un accusé. Et puis à qui se plaindre ? C’est de là du maquis que tout est possible ! C’est de là, croyait-il, qu’on pouvait éliminer l’injustice, appliquer d’autres lois susceptibles de lui donner plus de chance, mettre l’homme qu’il faut à la place qu’il faut et… avoir la possibilité de tendre une embuscade à ce gendarme ou à un autre, peu importe, l’essentiel est de se venger. Ne dit-on pas que la vengeance est un plat qui se mange froid ? Tout le poussait au maquis. Tout le tentait ! Il chercha, chercha, fouilla dans ce qui restait de bon en lui, feuilleta ses rêves… Rien ! Il ne trouva rien qui puisse l’aider à affronter la tentation, il se laissa alors emporter…
Il voit là-bas au loin les lumières de la ville scintiller, il ferme les yeux; il se retrouve déjà dans la rue qui l’amène chez lui, il salue les gens, leur sourit. De petits groupes de retraités jouent aux dames sur la place publique, juste en face du bureau de poste, attendant la fin du mois pour aller encaisser… attendant aussi tranquillement leurs fins. Les mouvements des pions captent toute leur attention et ferment toute porte aux soucis…
Il s’arrête à une vitrine, une belle robe blanche, la seule qui lui plaît, la seule où il n’y a pas de rouge… sa fille sort à onze heures et demie de l’école. Il doit se hâter pour l’accompagner à la maison. Là voilà, toute contente, sa petite Houria ; elle a certainement bien travaillé. Elle s’arrête, ouvre son cartable, sort le cahier des compositions pour lui montrer ses bonnes notes, lui expliquer comment elle a réussi si bien, comment elle a devancé la fille des voisins, comment elle a su mener son enquête et réussir à récupérer le beau stylo qu’on lui avait volé. Comment a-t-elle pu résoudre ses problèmes ? Il l’embrasse… Son cœur s’embrase ! Elles sont là, les autres petites filles qui fuyaient les massacres, s’écriaient, cherchant vainement aide et assistance, qui tombaient, se relevaient puis retombaient atteintes par une balle ou un coup de hache. Voilà ! Elles s’en vont ! Il tente d’embrasser en cachette Houria… il ouvre les yeux par erreur et se heurte au fusil adossé au tronc d’arbre. Il repasse dans la tête son plan: c’est dans une heure qu’il partira, il doit arriver de l’autre côté avant le lever ; et si personne ne se doute de sa désertion après une heure de son départ, il sera alors sauvé, car il se trouverait hors du territoire où son groupe sévit. Un frisson le parcourt, il revoit le regard pitoyable et suppliant de son ami quand le bourreau l’empoigna… Il risquerait le même sort. Il secoue nerveusement la tête comme pour se débarrasser de l’image qui revenait à chaque fois. Le sang gicle, il lutte, mais l’horrible souvenir l’envahit partout, transperce sa peau, le pénètre, coule en lui. Les supplications du condamné s’avérèrent inutiles, la décision de l’Emir était irrévocable. A suivre...
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Par Bachirrr
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