lundi 18 juin 2018

Kheira


A chaque fête de la fin du ramadan, j’ai l’impression que j’entame une nouvelle étape de ma vie. Parfois, il résulte de ce changement une amélioration de l’état de ma personne ; et parfois, une détérioration. Je me réjouis lorsqu’il me semble que je suis la bonne voie de l’esprit et du bon sens. Je m’inquiète lorsque la passion arrive à voiler et aveugler ma raison, à m’encourager à avancer dans un sens qui m’éloigne du chemin de la sagesse et du véritable bonheur. Mais bien qu’aveugle, je m’y aventure. 
La fête de cette année m’a mis au juste milieu, une situation fragile. Une brise, une petite brise risque de me balancer du mauvais côté. J’ai la conviction cependant que seuls le bien et l’honnêteté prennent le dessus ; parfois, cela ne semble pas évident, mais quand on cesse de remuer la bouteille, l’huile prend toujours le dessus sur l’eau. J’aime mieux l’eau, pour sa pureté, mais les lois de la nature ont voulu que je lui préfère dans ce cas un autre liquide. Et si le destin décide un jour de m’offrir aux passions, il réussira certes, à me priver de mes branches, mais je demeurerai debout et bien enraciné. Je garderai au fond de moi le premier noyau autour duquel tout le reste de ma personne était venu se constituer.
Comme à chaque fête, je dois immanquablement rendre visite à Kheira. Je le fais depuis dix-neuf ans. Lorsque j’arrive chez elle, elle m’accueille en ouvrant tout grand les bras, me serre fortement et m’embrasse à m’étouffer. Je me sens comme un enfant, je n’ai jamais goûté à une chaleur humaine aussi intense, aussi pénétrante. Une fois dans sa chambre, elle m’embrasse encore comme pour faire témoigner chaque coin de la maison de ma présence. Et cela ne finit pas : de temps en temps, elle passe son bras autour de mon cou et m’attire fortement vers elle. Je rougis, je me sens gêné et me demande si je mérite toute cette tendresse.
— Je savais que tu allais venir, ils m’ont dit que tu m’avais oubliée, mais mon cœur me disait que tu allais venir !
Je lui apporte du henné, du savon, du parfum, des gâteaux et d’autres petites choses ; parfois, j’y ajoute une robe. Je lui mets dans la main une modeste somme d’argent. Elle prie pour moi de toute sa profondeur ; j’ai toujours eu la certitude que ses prières m’évitaient une multitude de malheurs. Je la quitte habituellement après le déjeuner. Elle me raccompagne jusqu’à la porte de la petite cour en m’entourant de caresses, et comme toujours elle me lance : « Je t’attendrai l’année prochaine, si Dieu le veut ! » et je réponds : « Si Dieu le veut ».
Dix-neuf ans, dix-neuf fois ; la même scène se répète. Quel sens aurait la fête pour moi sans cette visite ? Je dois beaucoup à cette femme : mon instruction, mon éducation, ma situation actuelle et surtout, cette tendresse dont elle me nourrissait. A l’époque où j’ai réussi à passer avec succès mon examen de sixième, il n’y avait pas de collège d’enseignement secondaire dans notre douar ; je ne pouvais donc pas poursuivre mes études. Il n’y avait pas de transport régulier pour rejoindre facilement le village ; ni d’internat au collège. Mon grand-père, qui faisait tout pour me voir réussir, me plaça en pension chez cette femme avec qui il avait grandi et dont il connaissait certainement les valeurs. J’ai passé quatre années chez elle sans me sentir véritablement étranger à sa famille que je n’avais jamais connue auparavant. Une famille pauvre, très pauvre même ; le mari se levait tôt le matin pour aller à la boulangerie apporter gratuitement le gros pain qu’un grand bienfaiteur offrait quotidiennement à chaque pauvre du village. Cette pauvreté ne laissait aucune trace sur le visage de Kheira et ne paraissait nullement l’inquiéter ; la chaleur du foyer cicatrisait vite les plaies et chassait les traits de la misère.
Cette femme grandiose taisait mes bêtises et me protégeait contre la colère de son mari. C’était très difficile pour lui de se taire quand j’avais mes devoirs scolaires à faire et que je devais laisser la bougie allumée jusqu’à une heure tardive de la nuit. Une fois par semaine, j’allais au cinéma, j’en étais fou. Quand je rentrais tard, Kheira veillait jusqu’à mon retour, pour m’ouvrir de l’intérieur la porte de la cour. J’avais certains défauts que nulle autre femme, à l’exception de ma mère, ne saurait tolérer. Elle les a toujours supportés. Jusqu’à présent, je suis incapable de m’expliquer la raison pour laquelle elle m’aimait tant. Parfois, je me hasarde à en chercher la cause. Puis, j’y renonce. Vite, j’y renonce !
Elle avait à cette époque soixante-dix ans environ, mais elle gardait sa vivacité et sa vigueur. Blanche, les yeux verts ; pleine de patience. « Ce devait être une fée quand elle était jeune fille », pensais-je souvent.
Comme à chaque fête, je m’apprêtais à lui rendre visite. J’avais tout acheté. Mais voilà que je rencontrai un ami qui n’allait certainement pas me lâcher facilement. Habituellement, je ne dis jamais où je vais quand il s’agit de ce genre de visites. Je n’en parle à personne, je crains qu’un mot ; qu’un conseil fasse trébucher mon cœur ou alourdir ses pas dans le chemin qui le mène à une tendresse, à un amour semblable à une douce source où il s’abreuvait chaque année. Mais cet ami me connaissait bien et avait sans doute deviné que j’avais l’intention de me libérer de lui. Il me lança alors :
— Kheira est morte la semaine dernière.
Si je savais que la mort me faisait la course, j’aurais hâté le pas. Aucune larme ne jaillit de mes yeux, je ne voulais pas me vider d’un seul jet de mon chagrin ; et pourquoi ne pas le vivre, réparti sur le restant de mes jours ? Ma douleur était tellement douleur qu’elle sentait la douceur, obéissant à cette loi qui fait que chaque chose arrivant à son extrême se transforme en contraire. Je restais là, debout, mon sac à la main. Il y avait du henné, du savon, du parfum, des gâteaux et d’autres petites choses...


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